Guerre des images en RFA

 

De l'idéalisme révolutionnaire à la lutte armée, Jean-Gabriel Périot raconte l'avènement et l'aveuglement de la Fraction armée rouge dans un film d'archives éclairant.

L'été dernier, le Spoutnik proposait à Genève un cycle autour des années de plomb en Allemagne, en Italie et au Japon. Une poignée de fictions, documentaires et films-manifestes, pour une réflexion sur les liens entre cinéma et violence révolutionnaire. A l'affiche depuis mercredi, Une Jeunesse allemande y aurait eu sa place. Ce fascinant film de montage du Français Jean-Gabriel Périot, dédié à la Rote Armee Fraktion (RAF), compile essais militants et archives télévisuelles. Au-delà de la controverse stérile sur la lutte armée (entre légitimité politique et condamnation morale), ce sont surtout les images qu'il questionne, leur usage et leur impact.

Que racontent-elles, puisque le cinéaste a décidé de les faire parler sans commentaire ? Telles les ombres de la caverne de Platon, ces traces audiovisuelles d'un pan récent de l'histoire allemande relatent la radicalisation d'un mouvement de contestation et d'une République fédérale autoritaire au passé nazi encore proche, l'escalade parallèle du terrorisme et de la répression. En suivant les futurs membres de la « bande à Baader », ce récit s'articule en deux temps, illustrés par des images de sources diverses. D'abord celles produites par l'étudiant en cinéma Holger Meins ou la journaliste Ulrike Meinhof. Puis, quand la Fraction armée rouge entre en scène dès 1970, celles du petit écran qui épouse le discours du gouvernement.

 

Double échec

Les séquences sélectionnées par Périot chroniquent en fait un double échec. Comme d'autres cinéastes à cette époque (Godard, Chris Marker, etc.), les jeunes révolutionnaires allemands ont vu dans le cinéma un outil d'émancipation des masses, de critique sociale et de subversion : reportages TV engagés de Meinhof, pamphlets artistiques ou films-tracts - tel ce court métrage où Meins livre la recette du cocktail Molotov ! Des images qui n'auront pas l'effet escompté. De même, si Ulrike Meinhof participe à des débats télévisés et signe les éditos du magazine de gauche Konkret jusqu'à la fin des années 1960, elle en vient ensuite à constater les limites de sa parole dans l'espace médiatique.

Autant d'impasses pour cet activisme trop véhément, vite taxé d'« antidémocratique » et durement réprimé, qui bascule bientôt dans la lutte armée. Là encore, les attentats à la bombe, assassinats et enlèvements de la décennie suivante visent à créer des images. Pensé comme une « propagande par le fait », le terrorisme entend déstabiliser le pouvoir en place tout en exposant ses travers totalitaires ainsi exacerbés. Sauf que cette « stratégie de la tension » à double tranchant se révèle contre-productive. La violence transforme l'oppresseur désigné en victime, et le spectacle des crimes de la RAF à la télévision horrifie les Allemands. Les intellectuels révolutionnaires sont devenus des monstres qu'on pourra « suicider » en prison (loin des caméras) sans susciter l'indignation.

 

Echos contemporains

Le plan du générique de début, un revolver pointé sur le spectateur avec L'Internationale en fond musical, était déjà éloquent. Redoutable instrument de propagande, le cinéma est une arme. Celle-ci peut toutefois se retourner contre celui qui prétend lui assigner une mission politique. Les images de violence recèlent une force qui éveille la peur ou l'empathie en dépit du sens qu'on veut leur donner. Les réactions qu'elles suscitent découlent de leur mise en scène, du contexte de leur réception. Car le réel est toujours plus complexe que sa représentation. Ainsi, à la question préliminaire de Godard (« Est-il possible de faire des images en Allemagne ? ») répondra in fine la contribution de Fassbinder au film collectif L'Allemagne en automne (1978), qui affirme la pertinence d'un septième art sans allégeances idéologiques.

Tirant de son sujet des interrogations qui le dépassent, Jean-Gabriel Périot ne fait donc pas seulement œuvre d'historien - notamment en exhumant des trésors oubliés dans les archives de l'Académie du cinéma de Berlin. Alors que le 11-Septembre 2001 a ouvert une nouvelle ère de terreur, dans un monde 2.0 plus que jamais envahi d'images, Une Jeunesse allemande résonne de nombreux échos contemporains : des exécutions filmées par l'Etat islamique au « lynchage » de deux cadres d'Air France le 5 octobre dernier.

 

«C'est pire aujourd'hui...»

Jean-Gabriel Périot présentait mardi Une Jeunesse allemande à la Cinémathèque suisse. Extraits de son intervention : « Parmi les groupes ayant opté pour la lutte armée, la RAF est celui qui a produit le plus d'images. Le seul qui permettait de faire ce film-là, de montrer ses protagonistes comme ils se sont présentés. En passant à la clandestinité, ils quittent le registre de l'image. Je voulais alors mettre en opposition la manière dont cette histoire continue d'être écrite par la télévision et les gouvernants ; c'est-à-dire la version des vainqueurs, celle qui est restée. »

« A l'époque, la violence est encore envisagée comme un outil politique. Dans les guerres anticoloniales ou à Cuba, elle débouche sur des changements de société positifs. C'est pire aujourd'hui, où elle est d'emblée frappée d'une interdiction morale. Il suffit de deux chemises déchirées pour qu'on crie à la violence insurrectionnelle ! En revanche, celle de l'Etat est admise. La mort de Rémi Fraisse, buté dans le noir par un policier pour avoir manifesté contre le barrage de Sivens, avait fait beaucoup moins de bruit l'an dernier.»

 

Mathieu Loewer
Le Courrier
23 octobre 2015